J’ai vu le film « Caché » de Michael Haneke

J’ai vu le film « Caché » de Michael Haneke

Un homme est harcelé par une série de cassettes vidéos s’infiltrant dans sa vie. Haneke part de Lynch et déroule sa bobine sur l’arrière pour creuser l’inconscient. Grand décryptage clinique et froid d’une société de transparence et de grand confort surveillé, Caché touche là ou ça fait mal sans être jamais malveillant. Haneke s’adoucit en surface mais burine le cinéma par l’image, l’espace et le temps. Un tir croisé sur le déni, partant de l’intime et du contemporain pour finir sur la névrose coloniale française. Magistral.

Le générique de début s’inscrit comme un texte dactylographié sur un fond d’écran urbain assez bof. Une rue, des murs, des immeuble encastrés les uns sur les autres. Le plan fixe dure longtemps, très longtemps. Un plan aussi fixe et neutre en apparence qu’une caméra de surveillance. Comme toujours chez Haneke, c’est un peu vrai sans l’être tout à fait. Dans l’un de ces immeubles vivent Georges, Anne et leur fils Pierrot.

Tous deux travaillent dans la littérature, dans les mots, l’interprétation des messages. Un jour, Anne découvre la première d’une longue série de cassettes vidéos. Un long plan fixe sur leur rue. Le même plan justement qu’on trouvait en ouverture. Plein écran, sous nos yeux, on voit la cassette se rembobiner. Un subterfuge aussi court qu’efficace qui tend à nous placer à la place d’Anne et Georges. Cela pourrait donc être vous, deux fois vous. Celui/celle à qui ces cassettes sont adressées aussi bien que celui/celle qui les filme, derrière la caméra.

Au plan fixe et sans objet du début montrant des immeubles empilés sur un espace exigu correspond par contraste le dessin d’un enfant qui enveloppe les cassettes. Une tête tracée en quelques coups de crayons. Du noir et du rouge sur le blanc, du sang qui sort de la bouche en giclant. Anne et Georges, gens de lettres, cèdent vite à la panique face à cet univers d’images sans signes. Pas de mots, de lettres, pas de discours. Rien qui ne corresponde à leur monde. Une menace sans objet, qui tant qu’elle reste tue, s’adresse donc aussi bien aux personnages qu’aux spectateurs.

caché michael haneke

Le contemporain comme menace de l’indistinct

Si elle reste d’abord non-dite, la menace s’immisce progressivement de l’extérieur jusqu’à l’intime : la rue d’abord, la porte, la carte postale, le téléphone enfin. Une menace indistincte, d’autant plus inquiétante qu’elle cible sans distinction le père, la mère et le fils. Une manière de réduire à l’échelle familiale ce qui, à un niveau plus global, s’incarne dans la menace terroriste.

Haneke nous parle du réel d’aujourd’hui, et poursuit son parallèle avec le journal télévisé. Tandis qu’Anne se rend compte que son fils a disparu, le commentaire télévisé de l’horreur quotidienne résonne dans le salon. Haneke confronte bien sûr ici la violence abstraite des guerres que le filtre de l’écran déréalise à la violence intime de l’angoisse.

Mais c’est aussi, dans la réaction panique d’Anne, une manière de révéler une facette plus troublante de Georges, entre froideur, indifférence et passivité. Un double mixte de faux semblants dont les visages et les cartouches vont se vider au fil de l’intrigue.

Violence, peur et culpabilité

La triade violence/peur/culpabilité au cœur de tout le cinéma d’Haneke se glisse alors à l’intérieur du couple. Haneke manipule, amorce et désamorce sa pompe à angoisse de manière bien plus sage et plus classique que par le passé. Il mêle ici une violence ordinaire (celle d’un couple qui s’inquiète pour leur fils qui ne rentre pas, celle de piétons presque renversés) à une autre violence, plus obscure, sans objet.

En l’occurrence, si la disparition de Pierrot ne dure pas, c’est néanmoins l’indice le plus explicite à la résolution finale : tout se joue bien autour des fils. Haneke distillera d’autres signes – les paroles du prof de natation, les longs travellings le long de la piscine ou de la sortie d’école. Autant d’accroches pour dire que l’important est au-dessous des corps.

Qui persécute qui et pourquoi ? En suivant le personnage de Georges, le spectateur tend d’abord à s’identifier à cet homme portant un masque de victime. Mais peu à peu un autre visage se fait jour, ordinaire et plus trouble. Un secret enfoui sous l’enfance et la culpabilité, l’histoire d’un presque demi-frère évincé, Majid. Georges ne se souvient plus, il ne veut plus se souvenir. Et c’est comme si cette distorsion venait modifier la structure du film dans son ensemble. Ainsi, à mesure de l’intrigue, on s’aperçoit que ce n’est pas le réel qui dicte les images mais bien l’inverse. Les personnages, comme s’ils subissaient l’ordre et le règne des images, partent de ces dernières pour aller au réel.

Distorsion par l’image, l’espace et le temps

Cette distorsion est d’abord à l’œuvre au niveau de la temporalité. Chaque cassette montre à la fois ce qui s’est déjà passé (cela est déjà filmé) et ce qui va se produire – il faut aller voir, investir, enquêter, vérifier si ce qui est montré est vrai, vérifier ce qui s’y cache derrière.

Ainsi en va-t-il de l’espace. On voit d’abord les lieux sur la cassette avant que les personnage ne s’y rendent. La rue où habitent Georges et sa famille, l’appartement de Majid, la maison familiale suivent cette mécanique de prolepse héritée droite de Lynch. Sauf qu’Haneke ici désosse tout ce qui rattachait ce procédé au fantasme, à l’onirisme, pour tout plaquer au réel.

La menace monte, s’avance, se précise, jusqu’à entrer dans un immeuble, parcourir un long couloir, ouvrir une porte entr’ouverte. Là encore, Haneke joue du modèle déposé par Lynch lui même hérité du cinéma fantastique mais n’offre en guise de monstre qu’un homme moyen d’une tour moyenne dans une banlieue moyenne. Si tant est qu’il soit monstre. L’allure décatie, la mine défaite et mal rasée, l’homme nie les faits. Ce n’est pas lui, dit Majid. Tel père, tel fils ? Le fils niera de même, malgré les preuves manifestes.

Haneke joue l’abyme et plaque une fois de plus son spectateur à l’écran. Cette scène réelle de la visite chez Majid se termine au salon sous le regard d’une femme trompée. Georges ment et ne dit rien. Il reste caché derrière l’enfance. En refusant de dire à sa femme ses soupçons, en lui mentant lors de sa visite chez Majid puis chez sa mère, il reste l’enfant coupable tapi dans l’ombre qui observe ce qu’il a lui même enclenché.

Un couple de lettres et de signes. La bourgeoisie transparente

C’est alors une autre faille qui s’ouvre. Haneke filme le couple en crise. Depuis le début, nimbés dans leur intérieur blanc, les murs tapissés littéralement de livres, Georges et Anne sont deux corps étrangers. Rien ne passe entre eux que des coups de fil pour se rassurer, s’informer, communiquer les faits, l’angoisse, mais à aucun moment ils ne se touchent, ne s’embrassent, ne se réconfortent.

Un couple mort puisque rien ne distingue la sphère privée de l’intime. La tour de verre où Georges travaille se retrouve dans la table de son salon. Le verre, la transparence, le métallique. Un univers d’où la chair, le sang, le bruit sont absents. Où les chambres d’enfants, désertées, abritent des jouets qui ne suffisent pas à pallier l’absence.

Si le film est en blanc, du carrelage de piscine au canapé du salon, c’est qu’il montre un symptôme. Ce blanc de surface, repris par la piscine, la salle de bain, l’écran de surveillance, est un blanc couverture. Derrière se cache le sale, l’œuvre au noir refoulée. La scène où l’on voit Georges au travail en cabine de montage est en ce sens très réussie. Une coupe des corps, de la parole et des visages qui annonce bien cette longue giclée sur un mur de cuisine.

Traque sur l’inconscient, l’histoire et l’époque

Caché s’attaque donc à l’inconscient. Georges enfant refuse Majid comme l’enfant de trop qui lui vole une partie de l’amour de ses parents. Georges le violente symboliquement en l’expulsant d’un paradis pour l’envoyer dans une famille d’accueil. De cette faute non avouée, naît une culpabilité qui le poursuit, le condamne presque au vu de la fin.

Or si le film est remarquable, c’est précisément par la manière dont il montre en hors-champs ce travail sous-terrain et insidieux que la culpabilité mène dans l’ombre durant des années. Une culpabilité dont la valeur symbolique, démesurée par rapport à l’acte en soi, se retrouve de facto chez tous les acteurs du drame : Georges, sa mère et Majid. Le scénario place donc très habilement ces deux personnages comme doubles l’un de l’autre puisque marqués tous deux par la même scène traumatique.

Une autre nuit noire

Caché s’attaque aussi à l’histoire. Dans un sous-texte explicite, Haneke s’adresse à la France en frontal. Une manière bien différente de celle d’Alain Tasma dans Nuit noire, mais la cible crève au centre. L’histoire personnelle de Majid reprend en effet de manière parallèle le mouvement des cassettes menaçant la famille de Georges. La mort fait d’abord irruption du dehors, lorsque l’état, à travers la police, se rend coupable du meurtre du père de Majid. Puis c’est la famille de Georges qui le rejette, avant qu’il ne se décide lui-même de passer à l’acte.

Faut-il passer l’enclume au forceps ? Au-delà des personnages incarnés par Georges et Majid, difficile de ne pas voir le rapport schizoïde liant la France à ses immigrés. L’histoire d’une violence et d’une injustice qui depuis les origines de la colonisation, parce que non avouée, non reconnue, prise au déni, continue chaque jour de se jouer en banlieue et ailleurs, dans un bouillon collectif de culpabilités inconscientes.

Comme si la longue giclée rouge sur le mur de cuisine portait la même couleur que la Seine ce 17 Octobre 1961. Comme si la haine froide, la menace, la violence incarnée par le fils de Majid reprenait de manière discutable une réalité contemporaine de la France des périphéries.

Caché s’attaque donc à l’époque. Haneke poursuit son travail sur l’image, la violence et la peur. Il montre surtout une société dont l’idéal mou s’incarne dans cette nouvelle bourgeoisie lettrée qu’on appelle donc bobo, modèle du confinement, repli de l’entre-soi que caractérise l’adulescence.

On enlève les couleurs, les affects, on surveille en transparence, or il n’empêche. Quelque part bien au fond, le rouge est prêt à prendre. Et quelque part veut toujours dire l’enfance. En ce sens, la mise en scène affiche une précision, une cohérence très classique. Ascenseurs, escaliers, ascension. Georges tend toujours à se diriger physiquement vers le haut, la culture, la lumière, tandis que sa mémoire et le passé le ramènent sans cesse à l’ombre, jusqu’à la plongée finale dans la salle de cinéma. Dichotomie simpliste ? Parlons plutôt rigueur formelle, finesse chromatique, comme dans la séquence où Georges, coupé en deux par l’éclairage, monte dans la chambre se confier à sa femme.

Mort des pères, naissance en douleur des fils

Une scène magnifique où dans l’ombre finale d’un huis clos de théâtre, la parole s’ouvre. Mais que révèle t-elle au juste ? Peut-être qu’Anne, personnage jusque là émotif, humain, n’est que le double du premier Georges, indifférent, glacial, égoïste. Quant à Georges, prenant le grain, la teinte même des rideaux, il se glisse sous les draps comme un corps mort. Découvert de toutes ses peaux de surface, il se couche lentement. Il restera caché, voué à n’être qu’un adulte mort-né.

Caché s’inscrit donc avec d’autres films comme L’enfant des Dardenne ou Saïmir de Francesco Munzi dans une réalité contemporaine qui n’a de cesse de consigner la mort des pères pour ouvrir en douleur à la naissance des fils. Il faudra donc attendre le tout dernier plan, avec la sortie d’école, pour trouver au film d’Haneke une amorce de sortie. Certes, le mortifère est encore bien à l’œuvre chez le cinéaste Autrichien. Mais cette rencontre des deux fils, bien qu’elle aussi cachée dans le générique, marque la réconciliation et la fin du déni, donc la fin d’une vengeance : la parole advient.

Habile et virtuose jeu cérébral aux croisées de l’enfance, de l’histoire et de l’inconscient, Caché impressionne par son aspect maîtrisé de bout en bout. Des dialogues oscillant entre l’émotion crue d’Anne et le délire littéraire du fils de Majid. Des acteurs tous extrêmement brillants. Une mise en scène au regard dur et lucide sur notre monde contemporain. Disons-le simplement : un très grand film.

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